PANÉGYRIQUE DE SAINT
ATHANASE, PAR SAINT GRÉGOIRE LE THÉOLOGIEN
(Ce panégyrique, selon
l'opinion la plus probable, fut prononcé à Constantinople, en l'année 379, le
jour anniversaire de la mort de saint Athanase)
Louer Athanase, c'est louer la vertu elle-même. N'est-ce pas, en effet, célébrer les louanges de la vertu, que de faire connaître une vie qui réalisa toutes les vertus ensemble; ou, pour mieux dire, qui les réalise. Car les hommes qui vécurent selon Dieu, continuent de vivre en Dieu, après qu'ils ont franchi les limites de notre monde mortel. Voilà pourquoi Dieu est appelé dans les Saintes Écritures le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, c'est-à-dire, Dieu des vivants, et non des morts. Or, célébrer la vertu, c'est vraiment rendre un hommage direct à Dieu lui-même, de qui la vertu émane dans les âmes, afin qu'illuminées par sa grâce, elles s'élèvent, ou, plutôt, elles retournent vers lui. Dieu a fait éclater à nos regards, et tous les jours encore il opère de grandes et nombreuses merveilles, si nombreuses et si grandes qu'elles ne sauraient être racontées : toutefois je n'en vois aucune qui soit plus étonnante et plus digne de notre gratitude, que le commerce amical auquel ce grand Dieu admet et invite l'âme humaine. Ce qu'est le soleil dans le monde physique, Dieu l'est dans l'ordre spirituel. Comme l'astre du jour inonde la terre de ses splendeurs, et agit de telle sorte sur les yeux du corps, qu'ils peuvent apercevoir le foyer même d'où leur vient la lumière; ainsi Dieu pénètre l'âme par les rayons de sa vérité, et la fait en quelque sorte participer à l'essence divine. Et de même que le soleil, font en donnant aux êtres vivants la faculté de voir, et aux êtres inanimés la faculté d'être vus, demeure toujours le plus admirable spectacle que l'œil puisse contempler; de même, aussi, Dieu dégage des ténèbres l'intelligence et les objets auxquels elle peut s'appliquer; il accorde à l’une le don de comprendre, aux autres le don d'être compris; mais, par dessus toutes les hauteurs du monde intellectuel, lui-même apparaît comme le point culminant dans la contemplation duquel nos désirs vont se fixer. Au delà, plus rien … Nul génie ne s'est élevé, ni ne s'élèvera plus haut, quelles que soient sa vigueur, son audace, son ardeur de connaître. Dieu est la limite extrême ou tendent les puissances de l'âme : lorsqu'elle y sera parvenue, toutes ses laborieuses spéculations se fixeront à jamais au repos.
Heureux donc celui qui, brisant par la
raison et la méditation la grossière enveloppe terrestre, et dissipant les
nuages que les
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st. Grégoire le Théologien |
sens épaississent devant l'esprit, sait
entrer en communication avec Dieu, et se plonger, autant qu'il est permis à
notre nature, dans cet océan de pure lumière ! Heureux et deux fois
heureux ! puisqu'il s'est élevé de si bas à une telle sublimité, et qu'il a
conquis cette sorte de déification que donne l'amour sincère de la vérité,
trouvant, par delà le dualisme du moi humain, l'unité au sein du Dieu un en
trois personnes. Combien est déplorable au contraire l'aveuglement de l'esclave
des sens, tellement enfoncé dans la boue terrestre, qu'il ne sait ni tendre les
yeux de l'intelligence aux rayons divins, ni se détacher des infimes régions où
il rampe, oublieux tout à la fois et de son origine céleste, et de ses célestes
destinées ! Tout lui réussit-il au gré de ses désirs, je le plains d'autant plus
que, déçu par les charmes de ce cours propice et riant, il s'éprend de tous les
biens, si ce n'est du seul vrai bien. Fatale erreur qui le conduit à l'abîme de
ténèbres, ou, plutôt, dont le terme lui révélera par le feu, celui qu'il n'a
point connu comme lumière.
Parmi les sages qui ont conformé leurs pensées
et leur conduite à ces hautes vérités (et le nombre de ceux-là est petit; car,
encore bien que tous les hommes soient créés à l'image de Dieu, les hommes de
Dieu sont, hélas ! trop rares); parmi donc les grandes et saintes mémoires,
législateurs, chefs d'armées, pontifes, prophètes, évangélistes, apôtres,
docteurs, toute la glorieuse élite de l'humanité, celui en l’honneur de qui ce
discours est prononcé, a droit à une large part de notre admiration. Lesquels,
en effet, faut-il citer ? Enoch, Noé, Abraham, Isaac, Jacob, les douze
patriarches, Moïse, Aaron, Josué, les Juges, Samuel, David, Salomon sous
quelques rapports, Élie, Elisée, les prophètes qui précédèrent la captivité, ou
ceux qui la suivirent ? Et pour passer à un ordre de faits, les derniers dans la
série des temps, mais les premiers en réalité, je veux dire ceux qui se
rattachent immédiatement à l'incarnation du Christ, exaltons le flambeau venu
avant la lumière, la voix entendue avant le Verbe, le médiateur qui précéda le
souverain Médiateur, l'illustre Jean, placé comme un anneau d'alliance entre
l'ancien et le nouveau Testament; puis les disciples du Sauveur, et ceux enfin
qui, depuis le Christ, ont brillé par la parole et la doctrine, ou se sont
rendus célèbres par le don des miracles, ou ont subi la dernière et glorieuse
épuration du martyre. De ces hommes à jamais mémorables, Athanase a égalé les
uns; il suit de près les autres; plusieurs même, si cette parole ne semble point
trop téméraire dans ma bouche, ont été surpassés par lui. Empruntant par
l'imitation quelque chose à chacun d'eux; à celui-ci l'érudition et l'éloquence,
à celui-là les œuvres; à l'un le zèle, à l'autre la mansuétude, à un troisième
l'honneur des luttes subies pour la foi; tantôt reproduisant plusieurs traits
d'un caractère, quelquefois se les appropriant tous; comme un peintre dont le
travail et l'habileté réunissent en un seul tableau les beautés dérobées à cent
modèles, Athanase a su former en lui-même, par cet heureux assemblage, la plus
parfaite image de la vertu. Il lui a été donné de surpasser par l'action les
hommes éminents par la parole, et de l'emporter par l'érudition et l'éloquence
sur ceux que distinguait le génie pratique; ou, si mieux vous aimez, il a été
supérieur par la doctrine aux hommes dont la doctrine a fait la gloire, par les
actes à ceux qui montrèrent la plus grande aptitude dans le maniement des
affaires. Que si l'on cite des caractères où l'on vit ces deux qualités alliées
dans une heureuse modération, Athanase les prime en ce qu'il possède l'une
d'elles à un degré suréminent; et si l'on en montre d'autres incomparables dans
l'un des genres, Athanase a sur eux ce privilège de les réunir tous deux. Donc,
la gloire qui appartient à ses prédécesseurs pour lui avoir fourni les exemples
sur lesquels il s'est formé, lui-même y a un titre égal pour avoir laissé à
l'avenir un modèle achevé.
Les bornes de ce discours ne permettraient pas
de raconter en détail et de célébrer dignement une telle vie. Elle demande une
histoire complète, et c'est un de mes plus chers désirs de pouvoir lui consacrer
un travail spécial pour instruire et charmer les générations chrétiennes,
suivant en cela l'exemple d'Athanase qui écrivit la vie de saint Antoine, et
promulgua sous forme de récit les lois de la vie monastique. Aujourd'hui, pour
satisfaire notre désir et acquitter le pieux tribut réclamé par cette fête, il
nous suffira de retracer quelques uns des principaux traits que notre mémoire
nous fournit spontanément. Certes, lorsque la vie de tant d'impies fameux
s'éternise en quelque sorte par le souvenir au milieu des hommes, ni la religion
ni la prudence ne permettent de condamner à l'oubli la mémoire des saints; dans
une ville, surtout, que de nombreux exemples de vertu pourront à peine sauver,
accoutumée qu'elle est à se faire de tout un jeu, des choses divines comme des
cirques et des théâtres.
Athanase fut initié de bonne heure à la science
divine, et formé à la discipline chrétienne. Quant aux lettres profanes, il leur
accorda quelque peu de temps, assez pour ne pas y rester complètement étranger,
et pour que l'on ne pût pas attribuer à l'ignorance le rang subalterne où elles
étaient reléguées dans son estime. Ce noble et mâle génie répugnait à consumer
ses efforts dans des études vaines, à l'imitation de ces athlètes qui, frappant
de grands coups dans l'air, au lieu d'atteindre le corps, laissent échapper la
couronne promise. Pour aliment de sa pensée, il choisit l'ancien et le nouveau
Testament; il en médita tous les livres avec plus de soin que jamais personne
n'en a médité un seul. A ces habitudes de contemplation se joignirent des
trésors de vertu chaque jour augmentés. La science et les mœurs, brillant chez
Athanase d'un éclat pareil, et se fortifiant mutuellement, formèrent cette
chaîne d'or dont si peu d'hommes réussissent à ourdir le double et précieux fil.
La pratique du bien l'initiait à la contemplation, et la contemplation à son
tour le guidait dans la pratique du bien. La crainte du Seigneur est, en effet,
le commencement de la sagesse; elle la couve, si l’on peut ainsi parler, et la
prépare à éclore; puis la sagesse, après avoir brisé les entraves de la crainte
et s'être transformée en charité, d'esclaves que nous étions, fait de nous les
amis et les enfants de Dieu.
Ainsi allait se développant et se fortifiant
par cette sainte discipline, une vertu prédestinée au sacerdoce. Combien il
serait désirable qu'on vit, maintenant encore, ces exemples se renouveler chez
les futurs pasteurs des peuples, chez ceux qui sont destinés à tenir un jour
dans leurs mains le corps auguste du Christ, selon les desseins de cette
prescience divine qui façonne longtemps à l'avance les instruments de ses
merveilles ! Athanase, donc, fut admis dans ce grand ordre du sacerdoce, parmi
ces ministres des sacrés mystères, qui vont à la rencontre de Dieu descendant
lui-même vers eux. Après avoir passé par les divers degrés de la hiérarchie
ecclésiastique (car je veux supprimer ici les détails intermédiaires), Athanase
est promu au siège d'Alexandrie, et de là c'est le monde entier qu'il domine. Je
ne sais, à vrai dire, si cette dignité lui fut donnée par Dieu pour récompenser
en vertu, ou si plutôt Dieu ne voulut pas le donner lui-même à l'Église, comme
une source vivifiante où elle pût ranimer sa langueur. Altérée de vérité presque
défaillante, il fallait à l'Église, comme jadis à Ismaël, un breuvage où
étancher sa soif. A cette terre désolée par la sécheresse, il fallait, comme
autrefois à Élie, un ruisseau dont les eaux vinssent verser un peu de vie dans
ses entrailles, et sauver la semence d'Israël. Autrement, nous étions menacés du
sort de Sodome et de Gomorrhe, ces villes dont l'iniquité est fameuse, mais plus
fameux encore le châtiment. Dans cette ruine imminente, voilà qu'une colonne
inébranlable est dressée pour nous soutenir; voilà qu'une pierre angulaire vient
nous relier à elle, et nous relier les uns aux autres. Que dirai-je encore ?
C'est un feu qui consume et fait disparaître les éléments impurs; c'est un van
rustique qui sépare la poussière des opinions humaines d'avec le pur froment des
dogmes révélés; c'est l'épée qui retranche les racines du vice. Le Verbe trouve
dans Athanase un compagnon de guerre; l'Esprit, un homme pour transmettre son
souffle.
Cette élection que la Providence avait ménagée aux besoins de son
Église, se fit par les suffrages du monde entier, non a l'aide des manœuvres
indignes que l’on a vu pratiquer plus tard, non en introduisant dans le lieu
saint la violence et le meurtre, mais avec une régularité apostolique et sous la
seule influence de l'Esprit saint. Elevé dans la chaire de Marc, Athanase hérite
de sa piété non moins que de son siège; et malgré le long intervalle de temps
qui sépare le nouveau pontife du premier évêque d'Alexandrie, la vertu les
rattache immédiatement l'un à l'autre. Aussi bien, c'est là l'unique et vrai
caractère de la succession épiscopale. L'héritier de la foi, l'est aussi du
siège; le déserteur des croyances, tout assis qu'on le voit dans la même chaire,
n'est plus qu'un ennemi; l'un ne possède que de nom ce qui appartient à l'autre
en vérité et en réalité. Non, le successeur n'est point Celui qui a fait
invasion par force, mais bien la patiente victime de la violence; non le
violateur des lois, mais l'élu selon toutes les règles légales; non le sectaire
qui rompt avec les doctrines de ses prédécesseurs, mais le zélé partisan de la
loi : à moins que l'on ne veuille dire qu'il succède, à peu près comme la
maladie succède a la santé, les ténèbres à la lumière, la tempête au calme, la
démence à la raison.
La même sagesse qui a présidé à la nomination
d'Athanase, se révèle tout d'abord dans les actes de son administration. Ne
craignez pas qu'une fois élevé sur le trône épiscopal, on le voie, comme ces
hommes qui parviennent à mettre la main sur un héritage ou un pouvoir inespéré,
s'enivrer de sa fortune et se jeter dans les travers d'une orgueilleuse
infatuation. Ainsi agissent les prêtres adultères, les prêtres qui se sont
glissés par surprise dans la maison du Seigneur, les prêtres indignes des
fonctions qu'ils ont convoitées. Comme ils apportent au sacerdoce des mains
vides de bonnes œuvres, qu'ils n'ont jamais connu les tribulations réservées à
l'homme de bien, devenus du même coup écoliers et maîtres dans la science de la
piété, ils corrigent les autres avant de s'être corrigés eux-mêmes : hier
sacrilèges, aujourd'hui prêtres; hier profanes, aujourd'hui ministres des divins
mystères; inities par une longue pratique à la connaissance du vice,
parfaitement neufs dans la vertu; création de la faveur humaine, et non certes
de l'Esprit saint; despotes insupportables qui ne laissent rien à l'abri de leur
violence, et finissent par poussera à bout la piété elle-même. Chez eux, ce ne
sont pas les mœurs qui accréditent la dignité, mais c'est, à rebours de toute
raison, la dignité qui seule soutient le crédit des mœurs : étranges
sacrificateurs qui doivent plus de victimes pour leurs propres iniquités que
pour celles du peuple; placés fatalement dans cette alternative ou d'acheter,
par une lâche tolérance envers les désordres d'autrui, le pardon de leurs
dérèglements, ou de masquer leur corruption sous la dureté du commandement.
Athanase ne tomba dans aucun de ces deux écueils. Aussi humble de cœur que
sublime par les actes, sa vertu s'élevait trop haut pour que personne espérât
l'atteindre; mais l'aménité de son caractère ouvrait à tous un facile accès près
de sa personne. D'une mansuétude inaltérable, enclin a la miséricorde, plein
d'amabilité dans son langage, plus aimable encore par ses mœurs, d'une
physionomie angélique, mais angélique surtout par l'âme; calme dans la
réprimande, tournant la louange elle-même en salutaire leçon, loin de les
émousser par l'abus, il savait répartir l'une et l'autre avec une si heureuse
modération, que la réprimande semblait dictée par une tendresse paternelle, et
l'éloge révélait l'austère dignité du commandement. Chez lui, ni l'indulgence ne
dégénérait en faiblesse, ni la sévérité en rigueur : l'une était plutôt
condescendance et bonté; l'autre, raison; toutes deux assurément étaient
sagesse. Dispensé de longs discours par ses mœurs qui étaient une éclatante et
continuelle prédication, d'une autre part l'ardeur et la puissance de sa parole
lui épargnaient la nécessité de recourir à la verge; encore moins avait-il
besoin de trancher dans le vif, les coups modérés de la verge suffisant à
arrêter le mal.
Mais à quoi bon tant d'efforts pour vous le dépeindre ? Son
portrait a été tracé longtemps à l'avance par l'apôtre Paul, soit dans les pages
où il exalte ce grand Pontife qui règne maintenant au haut des cieux (car ne
craignons pas d'aller aussi loin que l'Écriture, laquelle reconnaît dans les
hommes qui vivent selon le Christ, autant de Christs); soit dans l'épître à
Timothée, ou il lui développe les règles propres à former le futur évêque.
Appliquez cette règle à la vie d'Athanase, et voyez si elle ne s'y ajuste pas
avec une exactitude parfaite. Agissez donc, et que votre concours m'allège le
fardeau de l'éloge; car l'ouvrier ne suffit point à l'oeuvre. Je veux omettre
beaucoup, il le faut; mais, attiré de côté et d'autre, je ne sais plus démêler
ce qui l'emporte en beauté, comme dans un corps où tout est parfait et où toutes
les perfections s'harmonisent; chaque trait, à mesure qu'il se produit dans mes
souvenirs, m'apparaît comme le plus admirable, et emporte à soi le discours.
Vous tous, donc, témoins de sa vie et hérauts de sa mémoire, partagez-vous
l'éloge de sa vertu, et engagez ensemble une pieuse lutte; vous tous, hommes et
femmes, adolescents et vierges, vieux et jeunes, prêtres et laïques, moines et
séculiers, chrétiens qui suivez les sentiers de la simplicité, et hommes
fervents qui aspirez à une spiritualité plus haute, qui que vous soyez enfin,
adonnés à la vie contemplative ou mêlés au tourbillon des affaires. Que celui-ci
exalte par ses louanges la constance d'Athanase dans les jeûnes et les oraisons,
constance telle qu'il semblait affranchi des entraves du corps et des nécessités
de la matière; celui-là son infatigable vigueur dans les veilles, et dans les
chants des psaumes. A l'un de raconter quelles sollicitudes et quels secours il
prodiguait à l'indigence; à un autre, comment il savait résister aux grands et
aux superbes, et s'incliner au contraire vers les petits. Les vierges loueront
en lui un modèle du célibat chrétien; les femmes mariées, un conseiller; les
solitaires, une voix qui les excite et les soulève vers le ciel; ceux qui vivent
dans le monde, un législateur; les simples, un guide; les esprits adonnés à la
spéculation, un théologien consommé; les caractères impétueux, un frein; les
infortunés, un consolateur; la vieillesse, un bâton tutélaire; l'adolescence, un
précepteur; la pauvreté, une main libérale; la richesse, un dispensateur. Est-ce
tout ? Non : les veuves auront à louer un protecteur; les orphelins, un père;
les pauvres, un ami des pauvres; les étrangers, un hôte; les frères, un tendre
frère; les malades, un médecin, quels que fussent leurs maux, quel que fût le
remède; les âmes bien portantes, un gardien de leur santé. Tous enfin béniront
la mémoire de celui qui se fît tout à tous, afin d'épandre sur tous, ou sur le
plus grand nombre possible, les trésors de sa charité.
Nous laissons donc à
d'autres, à ceux qui sont moins pressés par le temps, le soin d'admirer et de
célébrer ces mérites secondaires d'Athanase. Je dis secondaires, en le comparant
à lui-même, et ses vertus avec ses vertus. Car telle est l'exubérance de sa
gloire que, malgré la magnificence de nos éloges, nous pouvons lui appliquer les
mots de l'Apôtre : «Ce qui a été glorifié, n'a pas été glorifié.» (II Cor 3,10)
Mémoire chargée de tant de richesses que quelques uns de ses ornements
suffiraient à illustrer un autre non. Pour nous, afin de tenir notre parole, il
nous faut, quoiqu'à regret, franchir ce qui est de moindre importance, et
arriver au point capital de l'éloge. C'est en vue de rendre hommage a Dieu que
nous avons entrepris ce discours; si notre parole n'était point trop indigne de
l'éloquence et de la grande âme d'Athanase, à Dieu aussi en appartiendraient
l'offrande et l'honneur.
Il fut un temps, alors les affaires de l'Église
étaient prospères et florissantes, où cet art dangereux d'une théologie bavarde
et sophistique n'avait même pas accès dans les chaires. Dire ou entendre quelque
chose de nouveau et de curieux sur Dieu, eût paru un tour de force aussi
méprisable que ceux des baladins qui déconcertent l'œil du spectateur par les
rapides évolutions de leurs cailloux, ou qui, pour le grand plaisir de la foule,
assouplissent leurs membres à toutes sortes de contorsions bizarres et lascives.
Simplicité, droiture dans le discours comme dans la doctrine, voilà ce qu'on
estimait. Mais depuis que le souffle des Sextus et des Pyrrhon, je ne sais
quelle manie de contredire et quelle démangeaison de parler, véritable maladie,
fièvre maligne, ont fait invasion dans nos églises pour notre grand malheur, et
qu'une subtilité raffinée dans la doctrine passe pour la perfection de la
science, on peut dire de nous ce qui est raconté des Athéniens aux livres des
Actes, nous n'avons pas d'autre occupation que de chercher du nouveau, soit à
dire, soit à entendre. Oh ! quel Jérémie déplorera notre chaos et nos ténèbres
accumulées ! Lui seul pourrait égaler les lamentations aux calamités.
Cette
détestable folie se déclara par Arius dont le nom en est désormais inséparable.
Aussi bien le malheureux a-t-il cruellement expié sa criminelle intempérance de
langage, et sa fureur d'argumenter : rendant le dernier soupir dans un lieu
immonde, c'est sa parole qui le tue, et non la maladie. Comme Judas, parce qu'il
a trahi le Verbe, son corps déchiré rejette son âme avec ses entrailles. Le
venin fut recueilli par d'autres qui développèrent l'art de l'impiété. Par eux
la divinité se trouva circonscrite dans la personne du Père; le Fils et le saint
Esprit furent exclus de la sphère de la nature divine. Ils ne voulurent plus
honorer la Trinité que sous le nom de société, et bientôt même ils infirmèrent
par des restrictions ce titre d'associés. De telles doctrines ne pouvaient avoir
pour complice le bienheureux dont nous célébrons la mémoire, véritable homme de
Dieu, trompette éclatante de la vérité. Voyant clairement que restreindre les
trois personnes en un seul nombre, c'était admettre une erreur impie, une
nouveauté enseignée par Sabellius, qui le premier imagina de resserrer ainsi la
divinité; et que, d'une autre part, séparer les trois personnes quant à la
nature divine, ce n'était rien moins qu'introduire une division monstrueuse de
la divinité, il tint la main aux vrais principes; avec un ordre admirable, il
conserva l'unité quant à la nature, et la triple distinction quant aux
attributs, sans que cette unité confondit la déité, ni que cette triple
personnalité la fractionnât, mais tout se trouvant affermi dans une juste
mesure, à une égale distance des deux erreurs supposées.
Dans l'auguste
concile de Nicée, où se réunirent, sous l'inspiration du saint Esprit, trois
cent dix-huit éminents personnages, l'élite de l'Église, Athanase lutta de
toutes ses forces contre l'hérésie. Quoiqu'il ne fût pas encore compté parmi
les évêques, il tint un des premiers rôles dans l'assemblée; car l'état des
affaires commandait d'attacher la prééminence au mérite autant qu'à la dignité.
Ensuite, l'incendie déjà fomenté et propagé par les disciples de l'impie,
étendant ses ravages sur presque toute la surface du globe, l'intrépide
défenseur du Verbe se voit en butte à tous les genres d'attaque. Alors
commencent à s'ourdir ces odieuses machinations dont le scandale a retenti sur
la terre et sur les mers. Destin ordinaire des grandes âmes : n'est-ce pas
contre le plus inébranlable et le plus valeureux des guerriers rangés sous une
bannière, que se ruent les flots les plus pressés des assaillants ? Athanase ne
sera pas non plus à l'abri des traits que lui lanceront d'autres mains; car
l'impiété est douée d'un génie satanique pour imaginer le mal, et son impudence
ne recule devant aucune
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le premier Concile oecumenique |
énormité : comment épargneraient-ils les
hommes, ceux qui n'ont pas épargné Dieu ? Cependant leur fureur dépassa, cette
fois, toutes les bornes connues. Au sujet de toutes ces iniquités dont le
souvenir me pèse, je voudrais laver de tout reproche ce sol qui m'est si cher,
ma patrie bien aimée. Disons-le hardiment, ce n'est point la patrie qui fut
coupable, mais ceux qui, lui étant étrangers par leur naissance, y usurpèrent
une place.1 La patrie est sainte; elle brille entre toutes les nations par son
inviolable attachement a la foi : le crime doit être rejeté sur ces files
indignes de l'Église. Vous ne l'ignorez pas d'ailleurs, la ronce croît mêlée à
la vigne, et Judas, quoique du nombre des disciples, fut un traître.
Dans
toutes ces manœuvres contre le saint personnage, jusqu'au prénom qui est le mien
fut exposé à la souillure :2 je veux parler de cet homme qui avait trouvé jadis
à Alexandrie, où le conduisait l'étude de la science, un accueil plus
qu'hospitalier de la part d'Athanase; qui avait été traité par lui avec une
tendresse paternelle, et investi de sa confiance, de sa faveur, au point d'être
choisi pour dépositaire des plus graves intérêts. Cet homme, dit-on, récompensa
son protecteur, son père, en s'insurgeant contre lui; et encore bien que, dans
ce drame d'iniquité, les acteurs apparents fussent d'autres, la main d’Absalon,
comme parle l'Écriture, était avec eux. (Roi 15) S'il en est parmi vous qui
connaissent cette ridicule calomnie du bras érigé en accusateur contre le saint
homme,3 et ce mort bien vivant, et l'injuste exil dont il fut le prétexte, ils
savent ce que je veux dire. Mais j'oublie volontiers ces choses, estimant que,
dans le doute et l'incertitude, il faut incliner de préférence vers l'avis le
plus favorable, absoudre plutôt que condamner. Le méchant se montre très prompt
à condamner l'homme de bien; l'homme de bien, au contraire, ne se résout qu'avec
peine à condamner même le méchant : plus on est soi-même éloigné du vice, moins
facilement on le soupçonne chez autrui. Quant à ce qui est, non pas seulement un
bruit public, mais un fait trop réel, non pas une simple présomption, mais une
incontestable certitude, je le dirai sans ménagement. Il s'est rencontré un
monstre de Cappadoce, né à l'autre bout du monde, vil d'origine, plus vil de
cœur, dans les veines duquel ne coulait même pas un sang entièrement libre, mais
de race équivoque, douteuse, être métis comme les mulets; d'abord esclave de la
table d'autrui et attaché au service des cuisines, élevé par conséquent de façon
à tout rapporter au ventre, actions et paroles. Je ne sais quel mauvais génie
lui ayant suggéré l'idée de se lancer dans la carrière des fonctions publiques,
il commença par remplir le plus infime et le plus sale des offices; on le
chargea de recevoir la chair de porc dont se nourrit la troupe. Infidèle dans sa
gestion, car il ne songeait qu'à s'engraisser aux dépens du soldat, quand on
l'eut chassé, ne lui laissant rien autre chose que son corps, après des courses
errantes de ville en ville, de pays en pays, comme font les fugitifs, tout à
coup l'idée lui vient de clore à Alexandrie la série de ses vagabondages : pour
le malheur de l'Église, notre cité est visitée par cette nouvelle plaie de
l'Égypte. Là s'arrêtent ses pas, mais sa méchanceté et sa rouerie s'exercent
plus actives que jamais. Du reste, homme de rien, sans lettres, sans tenue,
complètement inhabile a manier la parole, ne sachant même pas revêtir les dehors
et les apparences de la vertu, mais passé maître en fait de troubles et de
scélératesse.
Vous savez tous et vous vous rappelez à quels outrageux excès
se porta son insolence envers notre pieux évêque. Dieu permet souvent que les
justes soient livrés aux mains et au pouvoir des méchants, (Job 9,24) non certes
pour honorer ceux-ci, mais pour éprouver ceux-là. En attendant cette fin
épouvantable dont l'Écriture menace l'impie, la vie semble quelquefois une
dérision de la vertu : la bonté de Dieu se cache pour un temps; le présent ne
laisse point apercevoir les grandes réparations contenues dans le sein de
l'avenir; alors que paroles, actions, pensées seront éprouvées dans le crible
divin; alors que le Christ se lèvera pour juger la terre, et qu'il pèsera les
intentions et les œuvres, et que les conseils de sa justice, jusque-là scellés
en lui-même, seront produits et manifestés au grand jour. Job vous donne cet
enseignement dans ses discours et dans ses malheurs. Homme juste, pieux, zélé
pour la vérité, irréprochable en sa conduite, couronné enfin de toutes les
vertus que lui reconnaît l'Écriture; néanmoins, sur la demande de l'ennemi qui
obtient de pouvoir lui faire sentir ses coups, il subit tant et de si rudes
assauts, que, dans la longue série des infortunes humaines, on n'en trouve pas
une qui soit comparable à la sienne. Non seulement, en effet, ses richesses, ses
domaines, de beaux et nombreux enfants, biens si chers à tous les hommes, lui
sont ravis coup sur coup, au point que l'enchaînement des calamités ne laisse
plus de place au deuil; mais, pour comble à tous ses maux, lui-même atteint
d'une plaie incurable, dégoûtante, hideuse, devient un objet de haine à sa
femme, qui remplit son rôle de consolatrice en aigrissant et en irritant les
douleurs du patient : grâce à elle, la plaie du corps se complique des cruelles
blessures du cœur. Il n'y a pas jusqu'à ses plus sincères amis, desquels il
devait espérer consolation, sinon remède, qui, dans cette grande infortune dont
le secret leur échappe, voient non une épreuve de la vertu, mais le châtiment du
crime. Que dis-je ? ils n'ont pas honte d'éclater en reproches, et cela dans un
moment où, leur ami fût-il coupable, ils auraient dû par leurs paroles
affectueuses tromper et adoucir ses angoisses. Voilà le fidèle tableau de la
situation où Job était réduit, et comment s'exerçaient à son égard les conseils
de la sagesse divine. Noble combat de la vertu contre l'esprit envieux :
celui-ci, pour abattre la vertu, réunissant tous les efforts de sa rage;
celle-là, pour demeurer invaincue, soutenant toutes les calamités; celui-ci
travaillant à frayer une voie facile au vice par le spectacle du tourment des
justes; celle-là retenant au contraire par un exemple qui leur apprend à grandir
dans le malheur. Mais que fera celui dont Job entendait les oracles à travers
les nuées et dans le tourbillon de la tempête; celui qui est lent à punir, mais
prompt à porter secours, et qui ne laisse point la verge des pécheurs
s'appesantir éternellement sur le juste, de peur que le juste n'apprenne à
devenir impie ? La lutte terminée, il déclare par un solennel jugement la
victoire de son athlète, et il lui découvre le secret de ses afflictions par ces
paroles : As-tu pensé que je laissasse ces choses s'accomplir dans un autre
dessein que de faire éclater ta vertu ? cette assurance est le vrai remède des
blessures, la palme du combat, le prix de la résignation. Quant à ce qui suivit,
récompense donnée par surcroît et d'une importance minime, quoiqu'elle frappe
davantage certains regards, Dieu l'accorda par pitié pour la faiblesse des
petites âmes; son serviteur reçut le double de ce qui lui avait été enlevé.
Ne soyons donc plus surpris que George le Cappadocien jouisse d'une prospérité
refusée à Athanase : il faudrait plutôt nous étonner si l'homme de Dieu n'avait
pas été épuré par le feu des outrages et des calomnies, ou si seulement ces
flammes salutaires s'étaient fait longtemps attendre. Contraint de fuir le sol
de la patrie, Athanase trouve un exil digne de sa vertu. Il se transporte vers
ces vénérables monastères de l'Égypte où des hommes qui ont divorcé d'avec le
monde pour épouser la solitude, vivent en Dieu plus intimement qu'aucune âme
encore captive dans le corps mortel. Les uns, gardant un isolement absolu, ne
conversant qu'avec eux-mêmes et avec Dieu; pour eux la terre se réduit au coin
du désert qui leur est familier. Les autres, tout à la fois solitaires et
cénobites, pratiquent la loi de charité par l'union et la vie commune; morts au
reste des hommes, morts à toutes ces affaires, milieu orageux dans lequel nous
sommes plongés, que nous agitons et qui nous agitent, et dont les soudains
retours amènent de si fréquentes déceptions, ils se sont mutuellement tout un
monde, et par la sainte émulation de l'exemple aiguisent et stimulent leur
vertu. Notre grand Athanase entretenait avec eux un commerce amical; comme il
avait le don d'unir et de concilier toutes choses, à l'exemple de celui qui par
l'effusion de son sang a cimenté la paix là on régnait la division, il rétablit
la bonne harmonie entre la vie solitaire et la vie cénobitique. Il montra ainsi
que le sacerdoce n'a pas besoin d'emprunter des leçons à la philosophie,4 et que
la philosophie ne saurait se passer de la direction sacerdotale. Ces deux
choses, l'activité tranquille et la tranquillité active furent associées par lui
dans une si heureuse alliance, qu'il sut les convaincre tous que la vie
monastique consiste moine dans l'isolement du corps que dans la gravité et la
constance des mœurs; vérité confirmée par David, ce grand roi qui remua tant
d'affaires, et qui sut néanmoins se maintenir dans le calme de la solitude,
ainsi que nous semblent l'indiquer ses paroles : «Je vis solitaire jusqu'au jour
du départ.» (Ps 140,10) Ceux donc qui tenaient le premier rang dans la vertu, se
voyaient dépassés par Athanase de bien plus loin qu'eux-mêmes ne dépassaient les
autres; ils recevaient de lui, pour perfectionner en eux la philosophie,
infiniment plus qu'ils ne fut donnaient pour son perfectionnement sacerdotal :
aussi telle était leur déférence envers le saint évêque, qu'ils regardaient
comme obligatoire tout ce qui avait eu son approbation, comme prohibé, au
contraire, tout ce à quoi son opinion s'était montrée défavorable, recevant ses
décisions comme des tables du Sinaï, et portant peut-être leur vénération plus
loin qu'il ne convient envers un mortel. Un jour, une troupe de satellites qui
étaient envoyés à la chaste du saint homme comme d'une bête fauve, ayant paru au
milieu de ces pieux habitons du désert, et les questionnant pour aider leurs
recherches vaine, ceux-ci ne voulurent même pas échanger une parole; mais ils
tendaient avidement la tête au glaire comme s'ils se fussent exposée pour sauver
la personne du Christ, et il leur semblait, dans leur enthousiasme, que souffrir
pour lui les dernières extrémités, ce serait un acte infiniment méritoire pour
la philosophie, un sacrifice de beaucoup plus sublime et plus divin que les
jeûnes de chaque jour, les cilices, et les autres macérations dont ils font
leurs délices habituelles.
C'est ainsi qu'Athanase savait utiliser et
sanctifier les loisirs que lui avait faits l'exil, vérifiant le mot de Salomon,
à chaque chose son temps. (Ec 3,1) Que si la tourmente le force de se dérober
momentanément aux regards des hommes, au retour des jours sereins son éclat n'en
sera que plus vif. Cependant Grégoire, dont la fureur ne rencontre plus
d'obstacle, ravage l'Égypte par ses incursions, et inonde la Syrie sous les
flots de son impiété. Il envahit aussi l'Orient, autant qu'il peut, semblable
dans sa violence à un torrent dévastateur, entraînant les esprits légers et
faibles, et se grossissant de tous les éléments impurs qu'il rencontre dans son
cours. Il parvient même à séduire la simplicité de l'empereur (j'emploie ce
terme par égard pour la piété d'un prince qui avait du zèle, mais dont le zèle,
il faut le dire, n'était pas éclairé). Détournant à une œuvre de corruption des
trésors qui étaient le bien des pauvres, il achète aussi la faveur de ceux
d'entre les grands qui aimaient mieux l'or que le Christ, et surtout de ces
hommes qui ne sont point des hommes; êtres de sexe équivoque, mais d'une impiété
très manifeste et très prononcée, gens destinés à prendre soin des femmes, et
aux mains desquels nos empereurs, je ne sais pourquoi, commettent des emplois et
des honneurs virils. Enfin, il ourdit si habilement ses trames, ce ministre de
Satan, ce semeur de zizanie, ce précurseur de l'Antichrist, qu'il assouplit à
ses desseins et fait parler à sa place la langue d'un évêque alors renommé par
son éloquence. (Convient-il toutefois de proclamer le talent d'un homme qui fut,
sinon un sectaire impie, du moins un esprit haineux et passionné pour la
discorde ? Aussi tairai-je son nom).5 Georges était comme la main de cette
cohorte impie; c'était lui qui semait l'or pour pervertir la vérité, et, des
ressources recueillies pour un pieux usage, faisait un instrument de
dépravation.
Ces détestables influences domineront le concile réuni d'abord
a Séleucie, où s'élève un temple magnifique sous l'invocation de sainte Thècle,
et ensuite dans cette grande capitale; villes dont les noms rivalisaient avec
les plus glorieux de la terre, et qui doivent maintenant une honteuse célébrité
à cette …, je ne sais comment appeler une pareille assemblée : Tour de Babel, à
cause de la confusion des langues ? plût au ciel que celles-là, qui ne
s'accordaient que trop bien dans le mal, eussent été aussi confondues ! Tribunal
de Caïphe ? oui, plutôt, car le Christ fut condamné. Au reste, quelque nom qu'on
veuille lui donner, elle ne fit que désordres et ruines. En supprimant le mot
consubstantiel qui protégeait, comme un solide rempart, l'antique et sainte
doctrine de la Trinité, elle la démantelait et la livrait à l’ennemi. Par
l'ambiguïté des termes employés pour formuler la croyance, elle ouvrait la porte
à l'impiété; prétextant son respect pour l'Écriture, et préférant, disait-elle,
les expressions consacrées par cette importante autorité, mais en réalité
substituant à l’écriture l’arianisme dont certes les livres saints n'avaient pas
fait mention. Ces termes introduits par elle : semblable selon les Écritures,
étaient une amorce tendue aux simples; un filet que l'hérésie jetait d'une main
prudente; une de ces images que le spectateur voit toujours en face, de quelque
point de vue qu'il les regarde; un cothurne chaussant le pied droit comme le
pied gauche; un crible à tout vent; (Ec 5,1) expressions enfin d'autant plus
perfides et plus dangereuses, qu'en frayant une voie à la licence, elles
semblaient rendre hommage à l'autorité. Ils étaient habiles à faire le mal, mais
ne savaient pas faire le bien. (Jer 4,22)
De là cette mensongère et
captieuse condamnation des hérétiques : pour garder les apparences de la foi, on
les retranche verbalement de l'Église, mais en réalité on avance leurs affaires
: ce qu'on leur reproche, c'est, non pas une impiété énorme, mais seulement des
écrits trop peu mesurés. De là, les profanes s'érigeant en juges des saints; le
vulgaire admis, ce qui ne s'était jamais vu, aux débats théologiques; l'iniquité
portant ses odieuses inquisitions dans la vie privée; la délation devenue un
trafic, les jugements une marchandise. De là, des évêques chassés injustement de
leurs sièges, et d'autres installés à leur place, après toutefois qu'on leur
avait fait signer le formulaire de l'impiété, car c'était une condition ajoutée
à celles qui sont exigées pour l'épiscopat. La plume était sous la main, et
derrière le dos la calomnie. Un grand nombre d'entre nous, hommes d'ailleurs
fidèles à leur devoir, sont tombés dans ce piège : purs de cœur, leur main s'est
souillée par cette suscription; et en associant leurs noms aux noms des
misérables dont les intentions et les actes étaient également pervers, ils ont
pris part, sinon à la flamme, du moins à la fumée. J'ai versé bien des larmes en
voyant ainsi l'impiété qui s'étendait au loin et au large, séduire les
défenseurs mêmes du Verbe, et les rendre complices de la persécution dirigée
contre les croyances orthodoxes.
Oui, certes, les pasteurs ont agi comme
des insensés, dirai-je avec le prophète, et ils ont dévasté la portion la plus
précieuse de mon héritage, et ils ont déshonoré ma vigne,(Jer 10,2)
c'est-à-dire l'Église de Dieu, achetée par tant de sueurs et de sang qui ont
coulé, soit avant, soit depuis le Christ, et par les tourments que le Fils de
Dieu lui-même a endurés pour notre salut. A l'exception d'un bien petit nombre,
trop obscurs pour qu'on daignât les corrompre, ou trop vertueux pour qu'on le
pût, semence et racines d'Israël, (Is 1,91) destinées à lui conserver un reste
de vie, et à le faire reverdir un jour sous la propice influence de l'Esprit,
tous obéirent au vent qui soufflait alors : les uns plus tôt, les autres plus
tard; les uns se posant audacieusement chefs et pontifes de l'impiété, les
autres placés au second rang, soit qu'ils eussent cédé à l’intimidation, soit
qu'ils eussent capitulé devant l'or et les dignités, soit qu'ils se fussent
laissé surprendre par la flatterie, ou enfin circonvenir par l'ignorance. Ces
derniers sont les moins coupables, si toutefois, chez les pasteurs des peuples,
l'ignorance peut être regardée comme une excuse. Car, de même que l’on ne
s'attend point à trouver le même caractère, les mêmes allures, la même vigueur
chez le lion et chez les autres animaux, chez l'homme et chez la femme, chez les
jeunes gens et chez les vieillards; de même on est en droit d'exiger autre chose
des gouvernants que des gouvernés. Qu'un homme du peuple accueille une erreur,
sa faute est pardonnable, puisque, pour la masse des chrétiens, l'intérêt même
de leur salut exige qu'ils se tiennent en garde contre les dangers et la
témérité de l'esprit d'examen : mais le docteur, comment l'absoudre, lui qui
doit corriger l'ignorance d'autrui, à moins que son titre ne soit une usurpation
et un mensonge ? Eh quoi ! il n'est permis à personne, si rustique et illettré
qu'il soit, d'invoquer son ignorance de la loi civile; aucune législation
n'admet qu'un criminel se justifie en disant : J'ignorais que ce fut un crime;
et les pontifes, les docteurs, chargés de guider les âmes, pourraient échapper
au blâme par ces seuls mots : Nous ne connaissions pas les règles du salut !
Mais enfin, j'y consens, ayons quelque indulgence pour les esprits dépourvus de
tact et de discernement; pardonnons leur une adhésion surprise à leur ignorance.
Excuserez-vous aussi les autres qui, revendiquant le titre d'hommes éclairés et
d'intelligences supérieures, prêtèrent les mains à l'empereur pour les divers
motifs que nous avons énumérés plus haut, et après avoir longtemps joué le rôle
de pieux personnages, sitôt que l'épreuve a surgi, sitôt que la tentation est
survenue, se sont lâchement démentis ?
L'Écriture semble annoncer une
agitation destinée à se reproduire plusieurs fois, lors qu'elle dit : «Que le
ciel et la terre entrent en mouvement,» (Ag 2,7) comme si déjà ils avaient été
remués. Ces paroles ne peuvent faire allusion qu'à quelque changement
extraordinaire. D'après l'interprétation de saint Paul, le dernier mouvement de
la terre ne sera rien autre chose que le second avènement du Christ, (Heb 12,26)
et la transformation du monde désormais à l'abri de toute secousse, et
immobilisé dans un éternel repos. Quant à cet autre mouvement qui a secoué les
générations contemporaines, j'estime qu'il ne le cède pour la violence et
l'immensité à aucun de ceux que le monde avait ressentis jusqu'alors. Il a
sépare de nous tous les hommes dévoués à la philosophie et enflammés de l'amour
de Dieu, citoyens anticipés du ciel.6 Leur caractère pacifique et leur
modération habituelle sont oubliés dans une circonstance où se taire et garder
le repos, ce serait trahir la cause de Dieu. On les voit animés d'une ardeur
martiale, ardents et âpres au combat (car le zèle a aussi ses emportements),
aimant mieux s'agiter à contretemps, que de rester en repos quand agir est un
devoir. Le même mouvement a emporté une grande partie du peuple, comme, dans une
troupe d'oiseaux, quand l'un a pris sa volée, les autres ne tardent pas à le
suivre; et nous en voyons encore tous les jours qui s'envolent.
Telle était
la face des affaires, quand Athanase, cette colonne de l'Eglise, se tenait au
milieu de nous; et telle elle devint après qu'il eut succombé sous l'effort des
médians. Ceux qui veulent prendre une citadelle, s'ils reconnaissent l'accès et
la capture difficile, recourent à la ruse; le gouverneur est gagné à prix
d'argent ou séduit de toute autre manière; et, sans labeurs, sans efforts, la
place tombe au pouvoir de l'ennemi : image des manœuvres employées par les
ennemis d'Athanase. Ou, si vous aimez mieux, de même que les Philistins, ayant
dressé un piège à Samson, commencèrent par lui ravir la chevelure dans laquelle
résidait sa force, et, devenus aussi puissants contre lui qu'il l'avait été
contre eux, purent insulter à leur aise le juge d'Israël; de même nos
adversaires, ayant découronné l'Église de sa gloire, et enlevé loin de nous
notre force, se délectent dans les dogmes et dans les actes de l'impiété.
Ici se place la mort du prince qui avait eu le malheur de confirmer sur son
siège et de protéger l'usurpateur; qui avait placé un chef corrompu sur un corps
sain. Sur le point de rendre le dernier soupir, à ce dernier moment où, près de
comparaître devant le tribunal, chacun est juge équitable de ses propres œuvres,
ému, dit-on, d'un stérile repentir, il déplora trois choses, comme une triple
souillure dans son règne : la première, d'avoir mis à mort ses proches; la
seconde, d'avoir élevé Julien l'apostat à la dignité de César; la troisième,
d'avoir été partisan des nouvelles doctrines en matière de foi : immédiatement
après cet aveu, il expira. La vérité reprend alors son indépendance et son
empire, et les opprimés se trouvant affranchis, dans cette réaction soudaine le
zèle devient complice de la colère. C'est ce qu'on vit à Alexandrie. Les
habitant, que l'on sait faciles à exaspérer par les outrages, imaginèrent, pour
châtier cet homme sous l'influence duquel ils n'avaient plié qu'en frémissant,
d'imprimer à sa mort un caractère étrange d'infamie. Vous savez ce chameau, et
ce fardeau insolite, et cette élévation d'un nouveau genre, et cette promenade
dérisoirement triomphale, la première et la seule, si je ne me trompe.7 Encore
aujourd'hui ce souvenir est fréquemment évoqué, comme une menace suspendue sur
la tête des oppresseurs.
Après que cet ouragan d'iniquité, cette lèpre
contagieuse eut ainsi disparu (non certes que j'approuve ceux qui furent les
instruments du châtiment; car il fallait considérer quel était notre devoir, à
nous, et non quel traitement le misérable méritait); mais enfin, après qu'il eut
péri sous la colère et sous les coups du peuple, notre noble athlète revient de
son pèlerinage (laissez-moi appeler de ce nom un exil accompli avec et pour la
Trinité). A sa rencontre se précipitent, joyeux et faisant éclater leurs
transports, tous les habitants de la ville, que dis-je ? l'Égypte presque tout
entière, et les populations des contrées qui avoisinent l'Égypte. Dans cette
foule immense qui se dispute le bonheur de l'entourer, l'un veut, au moins, se
rassasier de la vue d'Athanase; un autre boit avidement sa parole; un autre,
comme il est dit des apôtres, cherche jusque dans la trace de ses pas et l'ombre
vaine de son corps, une émanation de sainteté. De tous les honneurs qui aient
été jamais rendus aux hommes; de tous les concours des populations au devant des
gouverneurs, des évêques, des magistrats ou des particuliers illustres, on n'en
citerait aucun qui ait surpassé celui-ci par l'affluence et la splendeur. Un
seul peut lui être comparé, c'est le précédent triomphe d'Athanase, lors de sa
première entrée à Alexandrie, à son retour d'un exil occasionné par les mêmes
motifs.
On raconte à ce sujet une anecdote, peut-être superflue dans ce
discours, mais que je cueillerai cependant comme une fleur trouvée sur le
chemin. Après le retour d'Athanase, eut lieu l'entrée dans nos murs d'un
gouverneur qui avait déjà géré la même préfecture; personnage des plus
illustres, et que nous avons le bonheur de compter parmi les nôtres : vous
l'avez nommé, j'en suie sur, c'était Philagrius. Il venait reprendre possession
du gouvernement de la ville que lui avait rendu l'empereur dont les projets et
les intentions se trouvaient d'accord avec la demande adressée par les
habitants. Ceux-ci lui portaient un attachement sans égal, et quant à l'accueil
qu'ils lui firent, je le dépeindrai d'un mot, en disant qu'il fut mesuré sur
leur affection. A la vue de la foule immense, de l'Océan vivant qui semblait
s'étendre à l'infini, un homme du peuple, communiquant ses impressions à l'un de
ses amis, comme c'est assez l'usage dans ces circonstances : «Dis-moi, as-tu
jamais vu une pareille multitude rassemblée, et tout le monde si bien d'accord
pour rendre honneur à un seul homme ?» – «Non, répond l'autre, jamais; et je ne
crois pas que l'empereur Constance lui-même se soit vu fêter de la sorte.» –
«Que dis-tu là ? reprend le premier en souriant. Que me parles-tu de l'entrée de
Constance, comme si c'était quelque chose de merveilleux et d'inouï. Parle-moi
de la fameuse entrée d'Athanase; à la bonne heure. Eh bien ! j'ai peine à me
mettre dans la tête qu'elle pût être aussi belle que celle-ci.» Vous l'entendez,
dans l'esprit de ce jeune homme, interprète du sentiment et de la tradition
populaire, l'empereur lui-même s'éclipsait derrière Athanase : tant était
profonde et universelle la vénération qu'inspirait notre bienheureux, et tant
les imaginations avaient été impressionnées par le triomphe dont nous rappelons
le souvenir.
Pour lui faire cortège, les habitants s'avançaient divisés en
troupes, selon l'âge, le sexe et aussi les professions; car tel est l'ordre que
cette grande cité a coutume d'observer quand elle veut faire honneur à ceux
qu'elle accueille. Mais comment raconter la magnificence d'un tel spectacle ?
Tous ne faisaient qu'un fleuve; et un poète ne manquerait pas de le comparer au
Nil, roulant ses flots d'or entre les riches moissons qu'il fait croire, mais
remontant son cours de la ville à Choerée,8 durant tout un jour de chemin, et
même davantage. Laisses-moi, je vous en prie, me délecter encore quelques
instants dans le récit de cette fête; mon cœur se complaît dans ce souvenir, et
ne s'en détache qu'à regret. Un ânon portait le pacifique triomphateur comme
autrefois – que ce rapprochement me soit pardonné –, comme autrefois notre
Jésus; soit qu'il faille voir ici une image de la gentilité délivrée des liens
de l'ignorance et devenue docile à la vérité, soit qu'il faille y chercher
quelque autre allusion symbolique. Devant lui, sur son passage on dépose et l’on
étend à terre des rameaux, des vêtements précieux et des tapis aux riches
couleurs; leur magnificence sans égale est en ce moment oubliée. Un autre trait
de similitude avec l'entrée du Christ à Jérusalem, ce furent les acclamations de
ceux qui le précédaient, et les chants des chœurs rangés autour de lui : non
seulement les troupes d'enfants poussent leurs cris d'allégresse, mais tous ces
hommes de langues différentes rivalisent dans l'expression d'un même
enthousiasme. Dirai-je encore les applaudissements solennels, la profusion des
parfums, les réjouissances nocturnes, et toute la ville étincelante de lumière,
les festins publics et privés, enfin toutes les démonstrations usitées dans une
ville où la joie déborde : elles lui furent prodiguées avec un éclat et une
vivacité qui passent toute croyance. C'est ainsi, c'est avec ces honneurs et cet
appareil triomphal, que notre glorieux exilé rentre dans sa patrie.
Soit,
donc, sa conduite a été celle que doivent tenir les hommes préposés à la
conduite d'un grand peuple : mais la doctrine aurait-elle démenti les actes ? Il
a combattu : ses combats et ses enseignements seraient-ils en désaccord ? A-t-il
connu moins de périls qu'aucun des athlètes de la vérité ? Les honneurs ont-ils
fait défaut au mérite de la lutte ? Enfin ces honneurs dont il fut comblé à son
entrée, les a-t-il par la suite déshonorés ? Non, certes, non, mais, comme dans
une harpe où toutes les cordes vibrent à l'unisson, tout, chez lui, se trouve en
harmonie, conduite, doctrines, combats, périls, retour et temps qui suivirent.
Remis en possession de son siège, il se garde d'imiter les hommes que la colère
aveugle, et qui, au risque de faire tomber leurs coups sur ce qui le mérite le
moins, frappent tout ce que leur main rencontre, jusqu'à ce que la fièvre soit
calmée.
Il crut au contraire que c'était le moment le plus propice pour
faire bénir son nom et illustrer son épiscopat. Souvent le même homme qui parut
modéré dans le malheur, quand il se trouve en position d'user de représailles
contre ses ennemis, laisse déborder une fougue longtemps contenue et d'autant
plus violente. Lui, il fit preuve envers ceux qui l'avaient offensé et qui se
trouvaient maintenant soumis a sa puissance, d'une telle mansuétude, d'une telle
bienveillance, qu'eux-mêmes n'eurent point à regretter son retour.
Par ses
soins le lieu saint se trouve purgé des sacrilèges profanateurs, et de ceux qui
faisaient du Christ métier et marchandise : en cela Athanase imite le divin
Maître, avec cette différence toutefois, qu'au lieu de les chasser à coups de
fouet, il les détermine a la retraite par le seul ascendant de la parole et par
la voie de la persuasion. Ceux qui étaient en mutuel désaccord, ou qui
nourrissaient des sentiments d'opposition contre lui-même, il les ramène à la
concorde, sans avoir besoin de recourir à aucun autre pacificateur. Il délivre
les victimes de la tyrannie, ne mettant aucune différence entre celles qui
souffraient pour sa cause, à celles qui appartenaient au parti adverse. La foi
est restaurée; la doctrine de la Trinité, remise sur le chandelier, illumine
toutes les âmes de ses magnifiques clartés. Athanase dicte une seconde fois des
règles au monde entier; écrivant aux uns, allant trouver les autres, visité par
plusieurs qui viennent spontanément recueillir ses leçons, à tous recommandant
le bon vouloir; car, selon lui, l'homme animé d'une volonté sincère est déjà sur
le chemin de la vertu. Pour tout dire en peu de mots, Athanase imite la nature,
de deux piètres excellentes : pour ceux qui le frappent, c'est un diamant; pour
les dissidents, il est semblable à l'aimant qui attire à soi le fer, et par une
vertu secrète s'attache la plus dure de toutes les matières.
Mais un état
de choses si prospère ne pouvait être toléré par l'envie; l'envie ne pouvait se
résigner à voir l'Église rétablie dans son ancienne gloire, et restaurée dans sa
vigueur première par la guérison de ses blessures si promptement cicatrisées.
C'est pourquoi elle excite contre Athanase un prince, apostat comme Judas, son
égal en méchanceté, postérieur seulement par le temps : Julien, le premier des
empereurs chrétiens dont la fureur se soit tournée contre le Christ; qui,
nourrissant depuis longtemps en lui-même le serpent de l'impiété, le jette sur
le monde dès que l'occasion s'en présente, et, à peine élevé à l'empire, se
déclare tout ensemble contre l'empereur qui avait confié le sceptre à sa foi, et
contre Dieu à qui il devait son salut. Le traître imagine la plus abominable
persécution que l'Église ait jamais subie; il appelle la persuasion et les
paroles caressantes au secours de sa tyrannie (car il enviait aux martyrs les
honneurs que leur attirent des luttes ouvertes); il s'efforce d'obscurcir la
gloire attachée au courage; toutes les ambiguïtés et l'astuce de la langue
passent dans ses mœurs, on plutôt ce sont ses mœurs et son génie dépravé qui se
décèlent dans ces infernales machinations; le démon, qui a élu domicile dans son
cœur, lui prête ses artifices et les ressources multipliées de sa méchanceté.
Tenir sous sa puissance tout le peuple chrétien, c'était peu, selon lui, et un
pareil triomphe lui semblait médiocrement flatteur; mais vaincre Athanase, et
briser en lui la force de la doctrine chrétienne, voilà l'éclatant honneur qu'il
convoitait. Il comprenait, en effet, que tous ses efforts contre nous
n'aboutiraient à rien, tant qu'il trouverait en face Athanase debout et prêt à
le combattre. Les chrétiens déserteurs étaient remplacés par les païens
convertis, grâce au zèle admirable et infatigable d'Athanase. Irrité de voir
qu'il dépensait en pure perte les ressources de son hypocrisie servile,
l'imposteur ne sait point garder le masque jusqu'à la fin; sa perversité se
dévoile; l'homme de Dieu est publiquement et ouvertement chasse de la ville. Il
fallait que le soldat du Christ vainquit dans un triple combat,9 afin
d'atteindre la perfection de la gloire.
Peu de temps après, l'impie et le
sacrilège est poussé jusqu'en Perse par la puissance d'un Dieu vengeur, et là
tombe sous ses coup, celui qu'elle avait envoyé se glorifiant dans le sentiment
de sa force, elle le ramène mort, et ne laissant même pas un ami qui le pleure.
Bien plus, si j'en crois ce qui m'a été raconté, il ne jouit même pas du repos
de la tombe; au milieu d'une violente tempête, la terre, comme pour se venger
des troubles qu'il y avait semés, le rejeta de son sein; prélude, je le pense,
des supplices qui lui étaient réservés. Alors surgit un autre empereur qui n'est
plus, comme celui-là, un être abject par le visage et par le cœur; qui n'opprime
plus Israël par ses œuvres d'iniquité, et par des instruments pires encore que
les œuvres; mais doué, au contraire, d'une merveilleuse piété, et chez qui la
douceur du caractère tempère la majesté de l'empire.10 Pour commencer son règne
sous de brillants augures, et donner le premier l'exemple du respect pour les
lois, principe de son autorité, il rappelle de l'exil tous les évêques, et avant
tous celui qui les surpassait tous en vertu, et qui, évidemment, n'avait été
puni que de sa piété. Il fait plus : remarquant avec tristesse ces divisions qui
avaient déchiré notre foi, et qui la fractionnaient en mille partis divers, il
travaille à réunir, si possible est, avec le secours de l'Esprit, le monde
entier dans l'unité de croyance; ou du moins, il veut sincèrement se déclarer
pour l'opinion la plus saine, l’ai apporter et tout à la fois lui emprunter de
la force; élevant ainsi sa pensée à la hauteur des circonstances, et mesurant sa
sagesse sur leur difficulté. C’est ici, surtout, qu'Athanase prouve la pureté de
sa foi et son invincible confiance dans le Christ. Même dans notre camp,
beaucoup avaient une foi malade touchant le Fils; un plus grand nombre, touchant
le saint Esprit (l'impiété moins caractérisée offrait chez eux l'apparence de la
piété); quelques uns seulement avaient maintenu leur foi intacte et robuste sur
l'un et l'autre point. Mais Athanase fut le premier, et il fut le seul, ou peu
s'en faut, qui osât promulguer la vérité en termes clairs et formels,
c'est-à-dire confesser la divinité et l’essence unique des trois personnes. Ce
que les autres Pères avaient dit pour établir la divinité du Fils, son souffle
puissant le ranima pour prouver la divinité du saint Esprit; et il offrît a
l'empereur un don magnifique et miment royal, je veux parler de cette confession
de foi écrite pour confondre les nouvelles doctrines, qu'on ne trouve nulle part
dans les livres saints. Ainsi l'empereur pourrait réparer le mal fait par un
empereur, la doctrine domptait la doctrine, le symbole répondait au symbole.
L'autorité de cette confession se faisait sentir, ce me semble, aux nations
occidentales et à tout ce qu'il y a de vital en Orient. Chez les uns, la piété
est malheureusement un culte tout intérieur, dont le secret ne se trahit pas
dans les œuvres; un germe éteint, comme le fœtus qui, avant d'avoir vu le jour,
meurt dans le sein maternel. D'autres entretiennent leur religion comme un petit
feu qui jette quelques étincelles et quelques maigres flammes, tout juste assez
pour s'accommoder au temps, et ne choquer ni l'orthodoxie fervente, ni la piété
populaire. D'autres enfin prêchent la vérité dans toute l'indépendance de leurs
convictions et de leur parole : plaise à Dieu que je sois du nombre de ces
derniers ! Je n'ose promettre davantage. Désormais, je ne consulterai ni ma
timidité, ni la faiblesse et la lâcheté d'autrui : aussi bien nous n'avons porté
que trop loin cette discrétion pusillanime, non seulement sans gagner nos
adversaires, mais encore au grand détriment des âmes fidèles. Désormais donc je
mettrai au jour cette foi que je porte dans mon sein; je là nourrirai
soigneusement, et la voyant croître chaque jour, je la produirai aux regards de
tous.
Peut-être ce qui vient d'être dit d'Athanase vous semble moins digne
d'admiration que le reste. Qu'y a-t-il d'étonnant, en effet, qu'après avoir
affronté tant de périls pour la cause de la vérité, il l'ait confessée par écrit
? Mais voici quelque chose que je me reprocherais de passer sous silence, dans
un temps, surtout, ou l'esprit de conciliation semble nous être complètement
étranger. Le trait que je veux raconter sera une leçon pour ceux d'entre vous
qui s'efforcent d'honorer Athanase par l'imitation de ses exemples. Comme d'une
seule et même eau se sépare non seulement la portion qu'a laissée dans la
fontaine celui qui s'y abreuve, mais aussi toutes les gouttes qui s'échappent
entre ses doigts; de même se détachaient de nous, non seulement les partisans
d'erreurs impies, mais encore des hommes d'une piété éminente, et cela, non pas
dans des points secondaires et sans importance, mais dans les termes, lesquels,
en réalité, tendaient exactement au même sens. Pour formuler la distinction
entre la nature de la Divinité et les attributs des trois Personnes, nous
disions : Une essence unique, trois hypostases. Les Latins l'entendaient de
même; mais a cause de l'indigence de leur langue qui n'offrait point de terme
correspondant, ils ne pouvaient distinguer l'hypostase de l'essence; de sorte
que, pour ne point paraître reconnaître trois substances, à notre mot hypostase
ils substituèrent le mot personne. Que résulta-t-il de là ? Une querelle
ridicule, ou plutôt déplorable. Cette vide et creuse dispute de mots sembla
recouvrir une différence dans la foi. Des esprits avides de discordes
imaginèrent que le sabellianisme était caché sous les trois Personnes, et
l'arianisme sous les trois hypostases. Bref, l'aigreur s'en mêlant, une minutie
alla se grossissant chaque jour et devint un monstre; le monde se vit sur le
point d'être mis en lambeaux avec les malheureuses syllabes. Ce bienheureux, ce
véritable homme de Dieu, ce grand guide des âmes, entendait et voyait tout cela
: il ne crut pas devoir négliger ces dissensions misérables, absurdes, mais qui
enfin menaçaient de déchirer le Verbe. Il se hâte d'apporter remède au mal. Que
fait-il ? Il fait venir chaque partie, et l'écoute avec douceur et bonté; il
pèse scrupuleusement le sens des mots, s’assure qu'il est identique quant à la
doctrine, et alors il n'hésite pas à laisser à chacun l'emploi de termes
différents, pour les unir dans la réalité de la foi.
Celte charité, cet
amour de l'unité et de la paix sont des vertus infiniment plus utiles que ces
travaux et ces discours, impatiens de publicité, inspirés par un zèle qui n'est
pas exempt d'ambition, et qui par conséquent court risque d'innover en matière
de foi. Je les mets également au-dessus des veilles nombreuses, des rudes
cilices, saints exercices de la pénitence, mais dont tout le profit se concentre
en ceux qui les pratiquent. Je les estimerai même autant que les exils et les
dangers par lesquels Athanase s'est couvert de gloire. Ce zèle et ces travaux
qui avaient été la cause de ses malheurs, délivré de malheur, il les retrouve.
La vertu qui possède tout son être, il travaille sans relâche à la faire passer
chez autrui : soutenant les uns par l'encouragement des éloges, frappant les
autres d'une main légère et paternelle; stimulant l'indolence, réprimant
l'ardeur immodérée; prévenant les chutes, ou apprenant à ceux qui tombent
comment on se relève; simple de mœurs, mais riche et varié dans l'art de
gouverner les âmes; sage dans ses discours, et plus sage encore dans ses
pensées; s'il avait affaire aux petits, s'abaissant à leur portée; s'il lui
fallait traiter avec des esprits plus élevés, s'élevant à leur hauteur;
hospitalier; suppliant pour son peuple; fléau du vice; réunissant en lui seul
tout ce dont les païens décorent le caractère de leurs innombrables dieux.
Ajouterai-je, guide tutélaire des femmes mariées et des vierges, pacifique,
réconciliateur, ouvrant la voie du ciel à ceux qui émigrent de ce monde dans
l'autre. Ο quelle abondance de mots sa vertu me suggère, quand je m'efforce,
mais en vain, de l'embrasser dans un seul terme ?
Après avoir accompli
cette carrière; après s'être dirigé lui-même et avoir dirigé les autres de telle
sorte que sa vie était une règle des mœurs pour tous les évêques, comme ses
croyances étaient le type de l'orthodoxie, quel prix retirera-t-il enfin de sa
piété ? car c'est là, après tout, la grande question. Une heureuse vieillesse
clôt sa vie, et il va rejoindre ses pères, les patriarches et les prophètes, les
apôtres et les martyrs, et tous ceux qui souffrirent pour la vérité. On peut lui
composer une épitaphe de quelques mots, en disant qu'à la sortie de ce monde il
recueillit des honneurs infiniment plus magnifiques que ceux qui avaient
accompagné son entrée à Alexandrie. Sa mort fit couler des larmes abondantes, et
il laissa dans tous les cœurs de glorieux souvenirs, plus durables que ceux qui
sont confiés aux monuments matériels.
Ο tête chère et sacrée, illustre et
vénérable évêque, qui possédiez, entre tant d'autres dons, une convenance
exquise dans la parole comme dans le silence, mettez maintenant un terme à ce
discours, resté, sans doute, bien loin de la magnificence des louanges qui vous
sont dues, mais où nos efforts n'ont certes pas été épargnés. Puissiez-vous
laisser tomber sur nous au regard propice, gouverner ce peuple, et le conserver
adorateur parfait de la très sainte Trinité ! Pour moi, si je sois destiné à
voir nos discordes se calmer et la paix régner de nouveau dans l'Eglise, obtenez
que ma vie se prolonge, et daignez diriger vous-même le troupeau qui m'est
confié. Mais si nos orages s'éternisent, oh ! je vous en supplie, rappelez-moi,
enlevez-moi, et ne refusez pas de me ménager une place à vos côtés et parmi vos
semblables, quelque haute que soit cette faveur que j'implore au nom de notre
Seigneur Jésus Christ, à qui appartiennent la gloire, l'honneur et la domination
dans les siècles des siècles. Amen.
Miniature du Mont Athos L’exile de saint Basile |